Psychanalyser les organisations.

« Psychanalyse des organisations. Théories, cliniques, interventions. » de Gilles Arnaud, Pascale Fugier et Bénédicte Vidaillet aux Éditions Érès.

Cet ouvrage volumineux (400 pages) publié en 2018 s’intéresse à la dimension existentielle des rapports sociaux, c’est à dire aux relations profondes qui relient l’être de l’homme et l’être de la société. Il est destiné aux lecteurs avertis initiés à la démarche d’investigation à visée thérapeutique des processus psychiques inconscients qu’est la psychanalyse. 

Cet ouvrage permet de penser à partir de différentes approches (onze au total) les rapports entre les processus socio-économiques et les processus psychiques.

Ces 11 approches sont réparties en 3 grands courants.

1 – L’application de la psychanalyse aux groupes et aux organisations :

  • La socio-analyse
  • La psychodynamique organisationnelle
  • La psychanalyse appliquée aux groupes et institutions
  • L’approche lacanienne des organisations

Le point commun de ces approches (d’après les travaux de Freud, Klein, Bion et Lacan) est de proposer un travail d’adaptation ou d’approfondissement des concepts de la psychanalyse (transfert, symptôme, angoisse, désir, figure du père, complexe d’Œdipe …) pour penser les organisations.

2 – La tradition psychologique et sociologique d’inspiration analytique :

  • L’analyse dialectique (d’après les travaux de Max Pagès)
  • La psychosociologie d’orientation psychanalytique (d’après les travaux d’Eugène Enriquez qui propose en 1992 une grille d’analyse organisationnelle – visant explicitement à prolonger la pensée freudienne dans le champ social – qui comporte sept instances clés : mythique, sociale-historique, institutionnelle, structurelle, groupale, individuelle et pulsionnelle.)
  • La sociologie clinique (d’après les travaux de Vincent de Gaulejac)
  • La psychologie sociale clinique (d’après les travaux initiés vers 1950 par Daniel Lagache et poursuivis dans les années 1980 – 1990 par Juliette Favez-Boutonier, Claude Revault d’Allonnes, Jacqueline Barus-Michel et Florence Giust-Desprairies).

L’enjeu de ces métissages d’inspiration analytique dans une tradition psychologique et sociologique est d’articuler d’emblée le psychique et l’organisationnel, de les penser ensemble.

3 – Extensions et métissages théoriques « au-delà » de la psychanalyse :

  • La sociopsychanalyse (d’après les travaux de Gérard Mendel)
  • L’analyse institutionnelle et la socianalyse (d’après les travaux de Jacques Van Bockstaele poursuivis par René Lourau et Georges Lapassade)
  • La psychodynamique du travail (d’après les travaux d’une équipe de chercheurs du CNAM réunis autour de Christophe Dejours)

Ces revisitations ou ces prolongements de la psychanalyse proposent de penser un « au-delà » de celle-ci.

En ce qui me concerne, l’approche avec laquelle j’ai le plus d’appétence est la sociologie clinique.

« La sociologie clinique (ou clinique sociologique) analyse les processus socio-psychiques (articulant social et psychique) dans lesquels sont engagés les individus. »

Vincent de Gaulejac

Les sociologues cliniciens souhaitent dépasser le clivage disciplinaire entre la sociologie et la psychanalyse en étudiant les « processus socio-psychiques » ou « socio-psycho-corporels ».

« Le terme même de psychosociologie m’a toujours posé problème, parce qu’il s’agit moins de travailler sur les rapports entre deux champs disciplinaires que sur les relations entre « le social » (qui a des dimensions émotionnelles, subjectives, affectives et inconscientes) et « le psychique » (qui est façonné par la culture, la langue, le symbolique et la société) tout en introduisant un questionnement plus phénoménologique sur « le sujet » et l’historicité, c’est à dire sur les capacités et les résistances qui conduisent les individus et les groupes à produire leur histoire, à vouloir changer le monde et se changer eux-mêmes. »

Vincent de Gaulejac

« Dans la perspective psychanalytique, le conflit sous-tend par définition la dynamique psychique. Notre intériorité serait structurée par des conflits permanents entre instances psychiques (ça et Surmoi), entre pulsions (pulsion de vie et pulsion de mort), entre les désirs et les défenses. Il n’y pas de Moi fondamentalement bon. Le Moi est traversé par des pulsions contradictoires et souvent inconscientes au nombre desquelles figurent des pulsions négatives. La négativité est irréductible à notre être, tout comme aux groupes humains, qui oscillent entre des phases fusionnelles et des phases conflictuelles. Selon cette représentation, le conflit, le changement, les ruptures du lien social sont inhérentes et nécessaires à la dynamique sociétale. »

Valérie Brunel – sociologue clinicienne

A la différence des psychanalyses pour qui la psyché constitue un espace conflictuel, les sociologues cliniciens attribuent au Moi une valeur essentiellement positive.

En complément de mes notes de lecture, je partage ci-dessous celles de Ghislain Deslandes – Professeur à l’ESCP Europe et Directeur de programmes au Collège International de Philosophie.

On savait que pour Sigmund Freud trois métiers étaient impossibles à pratiquer : gouverner, éduquer et psychanalyser. Il y aurait donc lieu d’être pour le moins sceptique, face à un ouvrage qui voudrait nous instruire des apports de la psychanalyse dans l’étude des organisations et leurs modes de gouvernance. C’est pourtant à cette tâche difficile que se consacre les trois co-auteurs Gilles Arnault, Pascal Fugier et Bénédicte Vidaillet du livre Psychanalyse des organisations paru aux Éditions Erès.

De fait, à ce trait d’esprit le fondateur de la discipline avait ajouté l’adverbe « presque », et c’est dans l’intervalle de cette quasi-impossibilité que s’engouffrent pour notre plus grand intérêt les rédacteurs de cette importante somme psychanalytique.

Importante en effet pour au moins deux raisons : en premier lieu cette grande synthèse laisse la place à de nombreux courants de pensée post-freudiens, français et non-français : la psychanalyse appliquée aux groupes restreints par exemple, en passant par l’approche lacanienne, la sociologie clinique ou encore, la sociopsychanalyse.

Aussi, ce souci d’exhaustivité renforce-il la démarche d’ensemble du livre, qui est son deuxième atout, à savoir de proposer une lecture du comportement organisationnel totalement différente des approches « maintream », lesquelles sont le plus souvent quantitativistes ou cognitivistes et trop souvent soumises à l’illusion scientiste. Sa manière est de révéler, dans ses multiples expressions et sa complexité propre, la place de l’irrationnel et de l’inconscient dans le fonctionnement des organisations.

Le livre se présente donc comme le prolongement des principales intuitions freudiennes jusque dans le champ des groupes sociaux, notamment exprimées dans Totem et tabou. Il y est question en effet de reprendre à nouveaux frais les grandes notions classiques, le transfert, le désir ou le symptôme, dans une perspective qui laisse place à autre chose que l’analyse individuelle puisqu’elle s’étend à la psychologie des « foules organisées ». L’expression qui donne son titre au livre sous-tend en effet la conception qui considère que la constitution de groupes créé en elle-même un nouveau régime d’émotions qui renvoie à une vision relationnelle des individus. Le parti-pris est de considérer que, dans des « entités sociales finalisées », les individus ne sont jamais psychologiquement séparés les uns des autres.

C’est par exemple très net dans les approches proposées par Kets de Vries et Miller en matière de leadership qui décrivent les organisations à partir de cinq styles névrotiques : paranoïaque, compulsif, théâtral, dépressif, schizoïde. En essayant de montrer à chaque fois le versant positif et négatif. Pour le style paranoïaque par exemple, l’organisation se montre capable d’anticiper sur les risques potentiels, certes, mais l’organisation paranoïaque est aussi celle où règne un climat de défiance. Yiannis Gabriel développe quant à lui une théorie du leadership qui projette deux types de fantasmes : celui du leader comme « mère primale fusionnelle » et celui du leader comme « père primal omnipotent ». Ou encore la sociologie clinique représentée notamment par Vincent de Gaulejac ne cesse de mettre en évidence finalement la co-appartenance fondamentale du social et du psychique.

A ces écoles psychanalytiques on pourrait reprocher finalement de rester un peu trop éloignées de la critique philosophique, celle de Jaspers, de Ricœur ou de Wittgenstein par exemple, mais ce serait sans compter le chapitre consacré à la psychodynamique du travail, telle que proposée par Christophe Dejours. Professeur au CNAM, celui-ci présente un prolongement de ces travaux dans une direction décisive : en s’appuyant davantage que ses prédécesseurs sur la conceptualité phénoménologique, notamment henryenne et merleau-pontienne, Dejours produit une théorie qui laisse une place centrale au corps et à la production d’affects liés à l’activité professionnelle. Ce point me paraît fondamental, tant les niveaux ontologiques et psychophysiologiques de la souffrance, phénomène majeur de la réalité managériale contemporaine, paraissent intimement liés.

Tout se passant comme si ce courant de recherche, en donnant raison à Freud, lui donnait dans le même temps un peu tord : la psychanalyse des organisations, cette profession qui paraissait au maître viennois presque impossible à exercer, devient une activité praticable. Et même partageable.

Pour visionner les notes de lecture de Ghislain Deslandes.

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Laurent Claret

 

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